Ma poésie du jour :

Le Corbeau et le Renard

Maître Corbeau, sur un arbre perché,

Tenait en son bec un fromage.

Maître Renard, par l'odeur alléché,

Lui tint à peu près ce langage :

Et bonjour, Monsieur du Corbeau,

Que vous êtes joli ! que vous me semblez beau !

Sans mentir, si votre ramage

Se rapporte à votre plumage,

Vous êtes le Phénix des hôtes de ces bois.

À ces mots le Corbeau ne se sent pas de joie,

Et pour montrer sa belle voix,

Il ouvre un large bec, laisse tomber sa proie.

Le Renard s'en saisit, et dit : Mon bon Monsieur,

Apprenez que tout flatteur

Vit aux dépens de celui qui l'écoute.

Cette leçon vaut bien un fromage sans doute.

Le Corbeau honteux et confus

Jura, mais un peu tard, qu'on ne l'y prendrait plus.

Jean de La Fontaine (Livre I, 2 : 1668-1694)

Le Corbeau et le Renard

Maître Corbeau, sur un arbre perché,
Tenait en son bec un fromage.
Maître Renard, par l'odeur alléché,
Lui tint à peu près ce langage :
Et bonjour, Monsieur du Corbeau,
Que vous êtes joli ! que vous me semblez beau !
Sans mentir, si votre ramage
Se rapporte à votre plumage,
Vous êtes le Phénix des hôtes de ces bois.
À ces mots le Corbeau ne se sent pas de joie,
Et pour montrer sa belle voix,
Il ouvre un large bec, laisse tomber sa proie.
Le Renard s'en saisit, et dit : Mon bon Monsieur,
Apprenez que tout flatteur
Vit aux dépens de celui qui l'écoute.
Cette leçon vaut bien un fromage sans doute.
Le Corbeau honteux et confus
Jura, mais un peu tard, qu'on ne l'y prendrait plus.

Jean de La Fontaine (Livre I, 2 : 1668-1694)

La Cigale et la Fourmi

La cigale ayant chanté
Tout l'été,
Se trouva fort dépourvue
Quand la bise fut venue.
Pas un seul petit morceau
De mouche ou de vermisseau.
Elle alla crier famine
Chez la Fourmi sa voisine,
La priant de lui prêter
Quelque grain pour subsister
Jusqu'à la saison nouvelle.
Je vous paierai, lui dit-elle,
Avant l'août, foi d'animal,
Intérêt et principal.
La Fourmi n'est pas prêteuse,
C'est là son moindre défaut.
Que faisiez-vous au temps chaud ?
Dit-elle à cette emprunteuse.
Nuit et jour à tout venant,
Je chantais, ne vous déplaise.
Vous chantiez ? j'en suis fort aise,
Eh bien ! dansez maintenant.

Jean de La Fontaine (Livre I, 1 : 1668-1694)


La Grenouille qui se veut faire aussi grosse que le Boeuf

Une Grenouille vit un Bœuf,

Qui lui sembla de belle taille.

Elle qui n'était pas grosse en tout comme un œuf,

Envieuse s'étend, et s'enfle et se travaille,

Pour égaler l'animal en grosseur ;

Disant : Regardez bien, ma sœur,

Est-ce assez ? dites-moi ? n'y suis-je point encore ?

Nenni. M'y voici donc ? Point du tout. M'y voilà ?

Vous n'en approchez point. La chétive pécore

S'enfla si bien qu'elle creva.

Le monde est plein de gens qui ne sont pas plus sages :

Tout Bourgeois veut bâtir comme les grands Seigneurs ;

Tout petit Prince a des Ambassadeurs :

Tout Marquis veut avoir des Pages.


Jean de La Fontaine (Livre I, 3 : 1668-1694)


Le Chêne et le Roseau

Le Chêne un jour dit au Roseau :

Vous avez bien sujet d'accuser la Nature.

Un Roitelet pour vous est un pesant fardeau.

Le moindre vent qui d'aventure

Fait rider la face de l'eau

Vous oblige à baisser la tête :

Cependant que mon front au Caucase pareil,

Non content d'arrêter les rayons du Soleil,

Brave l'effort de la tempête.

Tout vous est Aquilon ; tout me semble Zéphyr.

Encor si vous naissiez à l'abri du feuillage

Dont je couvre le voisinage ;

Vous n'auriez pas tant à souffrir ;

Je vous défendrais de l'orage :

Mais vous naissez le plus souvent

Sur les humides bords des Royaumes du vent.

La Nature envers vous me semble bien injuste.

Votre compassion, lui répondit l'Arbuste,

Part d'un bon naturel ; mais quittez ce souci.

Les vents me sont moins qu'à vous redoutables.

Je plie, et ne romps pas. Vous avez jusqu'ici

Contre leurs coups épouvantables

Résisté sans courber le dos :

Mais attendons la fin. Comme il disait ces mots,

Du bout de l'horizon accourt avec furie

Le plus terrible des enfants

Que le Nord eût porté jusque-là dans ses flancs.

L'Arbre tient bon, le Roseau plie ;

Le vent redouble ses efforts,

Et fait si bien qu'il déracine

Celui de qui la tête au Ciel était voisine,

Et dont les pieds touchaient à l'Empire des Morts.


Jean de La Fontaine (Livre I, 22 : 1668-1694)


Le Lion et le Moucheron

Va-t'en chétif insecte, excrément de la terre.

C'est en ces mots que le Lion

Parlait un jour au Moucheron.

L'autre lui déclara la guerre.

Penses-tu, lui dit-il, que ton titre de Roi

Me fasse peur, ni me soucie ?

Un boeuf est plus puissant que toi ;

Je le mène à ma fantaisie.

À peine il achevait ces mots,

Que lui-même il sonna la charge,

Fut le Trompette et le Héros.

Dans l'abord il se met au large ;

Puis prend son temps, fond sur le cou

Du Lion qu'il rend presque fou.

Le quadrupède écume, et son œil étincelle ;

Il rugit, on se cache, on tremble à l'environ :

Et cette alarme universelle

Est l'ouvrage d'un Moucheron.

Un avorton de Mouche en cent lieux le harcèle,

Tantôt pique l'échine, et tantôt le museau,

Tantôt entre au fond du naseau.

La rage alors se trouve à son faîte montée.

L'invisible ennemi triomphe, et rit de voir

Qu'il n'est griffe ni dent en la bête irritée,

Qui de la mettre en sang ne fasse son devoir.

Le malheureux Lion se déchire lui-même,

Fait résonner sa queue à l'entour de ses flancs,

Bat l'air qui n'en peut mais ; et sa fureur extrême

Le fatigue, l'abat : le voilà sur les dents.

L'insecte du combat se retire avec gloire :

Comme il sonna la charge, il sonne la victoire ;

Va partout l'annoncer ; et rencontre en chemin

L'embuscade d'une araignée.

Il y rencontre aussi sa fin.

Quelle chose par là nous peut être enseignée ?

J'en vois deux, dont l'une est qu'entre nos ennemis,

Les plus à craindre sont souvent les plus petits ;

L'autre, qu'aux grands périls tel a pu se soustraire,

Qui périt pour la moindre affaire.


Jean de La Fontaine (Livre II, 9 : 1668-1694)


Le Lion et le Rat

Il faut autant qu'on peut obliger tout le monde.

On a souvent besoin d'un plus petit que soi.

De cette vérité deux Fables feront foi,

Tant la chose en preuves abonde.

Entre les pattes d'un Lion,

Un Rat sortit de terre assez à l'étourdie.

Le Roi des animaux en cette occasion

Montra ce qu'il était, et lui donna la vie.

Ce bienfait ne fut pas perdu.

Quelqu'un aurait-il jamais cru

Qu'un Lion d'un Rat eût affaire ?

Cependant il advint qu'au sortir des forêts,

Ce Lion fut pris dans des rets,

Dont ses rugissemens ne le purent défaire.

Sire Rat accourut ; et fit tant par ses dents,

Qu'une maille rongée emporta tout l'ouvrage.

Patience et longueur de temps

Font plus que force ni que rage.


Jean de La Fontaine (Livre II, 11 : 1668-1694)


Le Chat et un vieux Rat

J'ai lu chez un conteur de Fables,

Qu'un second Rodilard, l'Alexandre des Chats,

L'Attila, le fléau des Rats,

Rendait ces derniers misérables :

J'ai lu, dis-je, en certain auteur,

Que ce Chat exterminateur,

Vrai Cerbère, était craint une lieue à la ronde :

Il voulait de souris dépeupler tout le monde.

Les planches qu'on suspend sur un léger appui,

La mort-aux-rats, les souricières,

N'étaient que jeux au prix de lui.

Comme il voit que dans leurs tanières

Les souris étaient prisonnières,

Qu'elles n'osaient sortir, qu'il avait beau chercher,

Le galant fait le mort, et du haut d'un plancher

Se pend la tête en bas : la bête scélérate

À de certains cordons se tenait par la patte.

Le peuple des souris croit que c'est châtiment,

Qu'il a fait un larcin de rôt ou de fromage,

Égratigné quelqu'un, causé quelque dommage,

Enfin, qu'on a pendu le mauvais garnement.

Toutes, dis-je, unanimement

Se promettent de rire à son enterrement,

Mettent le nez en l'air, montrent un peu la tête,

Puis rentrent dans leurs nids à rats,

Puis ressortant font quatre pas,

Puis enfin se mettent en quête.

Mais voici bien une autre fête :

Le pendu ressuscite ; et, sur ses pieds tombant,

Attrape les plus paresseuses.

« Nous en savons plus d'un, dit-il en les gobant :

C'est tour de vieille guerre ; et vos cavernes creuses

Ne vous sauveront pas, je vous en avertis :

Vous viendrez toutes au logis. »

Il prophétisait vrai : notre maître Mitis,

Pour la seconde fois, les trompe et les affine,

Blanchit sa robe et s'enfarine,

Et, de la sorte déguisé,

Se niche et se blottit dans une huche ouverte.

Ce fut à lui bien avisé :

La gent trotte-menu s'en vient chercher sa perte.

Un Rat, sans plus, s'abstient d'aller flairer autour :

C'était un vieux routier, il savait plus d'un tour ;

Même il avait perdu sa queue à la bataille.

« Ce bloc enfariné ne me dit rien qui vaille,

S'écria-t-il de loin au général des chats.

Je soupçonne dessous encore quelque machine.

Rien ne te sert d'être farine ;

Car, quand tu serais sac, je n'approcherais pas. »

C'était bien dit à lui ; j'approuve sa prudence :

Il était expérimenté,

Et savait que la méfiance

Est mère de la sûreté.


Jean de La Fontaine (Livre III, 18 : 1668-1694)


Les Animaux malades de la peste

Un mal qui répand la terreur,

Mal que le Ciel en sa fureur

Inventa pour punir les crimes de la terre,

La Peste (puisqu'il faut l'appeler par son nom),

Capable d'enrichir en un jour l'Achéron,

Faisait aux Animaux la guerre.

Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés :

On n'en voyait point d'occupés

À chercher le soutien d'une mourante vie ;

Nul mets n'excitait leur envie ;

Ni Loups ni Renards n'épiaient

La douce et l'innocente proie ;

Les Tourterelles se fuyaient :

Plus d'amour, partant plus de joie.

Le Lion tint conseil, et dit : « Mes chers amis,

Je crois que le Ciel a permis

Pour nos péchés cette infortune.

Que le plus coupable de nous

Se sacrifie aux traits du céleste courroux ;

Peut-être il obtiendra la guérison commune.

L'histoire nous apprend qu'en de tels accidents

On fait de pareils dévouements.

Ne nous flattons donc point, voyons sans indulgence

L'état de notre conscience.

Pour moi, satisfaisant mes appétits gloutons,

J'ai dévoré force moutons.

Que m'avaient-ils fait ? nulle offense ;

Même il m'est arrivé quelquefois de manger

Le berger.

Je me dévouerai donc, s'il le faut ; mais je pense

Qu'il est bon que chacun s'accuse ainsi que moi ;

Car on doit souhaiter, selon toute justice,

Que le plus coupable périsse.

– Sire, dit le Renard, vous êtes trop bon roi ;

Vos scrupules font voir trop de délicatesse.

Et bien ! manger moutons, canaille, sotte espèce,

Est-ce un péché ? Non, non. Vous leur fîtes, Seigneur,

En les croquant, beaucoup d'honneur ;

Et quant au berger, l'on peut dire

Qu'il était digne de tous maux,

Étant de ces gens-là qui sur les animaux

Se font un chimérique empire. »

Ainsi dit le Renard ; et flatteurs d'applaudir.

On n'osa trop approfondir

Du Tigre, ni de l'Ours, ni des autres puissances,

Les moins pardonnables offenses.

Tous les gens querelleurs, jusqu'aux simples Mâtins,

Au dire de chacun, étaient de petits saints.

L'Âne vint à son tour, et dit : « J'ai souvenance

Qu'en un pré de moines passant,

La faim, l'occasion, l'herbe tendre, et je pense

Quelque diable aussi me poussant,

Je tondis de ce pré la largeur de ma langue ;

Je n'en avais nul droit, puisqu'il faut parler net. »

À ces mots, on cria haro sur le baudet.

Un Loup quelque peu clerc, prouva par sa harangue

Qu'il fallait dévouer ce maudit animal,

Ce pelé, ce galeux, d'où venait tout leur mal.

Sa peccadille fut jugée un cas pendable.

Manger l'herbe d'autrui ! quel crime abominable !

Rien que la mort n'était capable

D'expier son forfait. On le lui fit bien voir.

Selon que vous serez puissant ou misérable,

Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir.


Jean de La Fontaine (Livre VII, 1 : 1668-1694)


L'Ours et l'Amateur des jardins

Certain Ours montagnard, ours à demi léché,

Confiné par le Sort dans un bois solitaire,

Nouveau Bellérophon, vivait seul et caché.

Il fût devenu fou : la raison d'ordinaire

N'habite pas longtemps chez les gens séquestrés.

Il est bon de parler, et meilleur de se taire ;

Mais tous deux sont mauvais alors qu'ils sont outrés.

Nul animal n'avait affaire

Dans les lieux que l'Ours habitait ;

Si bien que tout Ours qu'il était,

Il vint à s'ennuyer de cette triste vie.

Pendant qu'il se livrait à la mélancolie,

Non loin de là certain Vieillard

S'ennuyait aussi de sa part.

Il aimait les jardins, était prêtre de Flore,

Il l'était de Pomone encore.

Ces deux emplois sont beaux ; mais je voudrais parmi

Quelque doux et discret ami.

Les jardins parlent peu, si ce n'est dans mon livre :

De façon que, lassé de vivre

Avec des gens muets, notre homme, un beau matin,

Va chercher compagnie, et se met en campagne.

L'Ours, porté d'un même dessein,

Venait de quitter sa montagne.

Tous deux, par un cas surprenant,

Se rencontrent en un tournant.

L'Homme eut peur : mais comment esquiver ; et que faire ?

Se tirer en Gascon d'une semblable affaire

Est le mieux : il sut donc dissimuler sa peur.

L'Ours, très mauvais complimenteur,

Lui dit : « Viens-t'en me voir. » L'autre reprit : « Seigneur,

Vous voyez mon logis ; si vous me vouliez faire

Tant d'honneur que d'y prendre un champêtre repas,

J'ai des fruits, j'ai du lait : ce n'est peut-être pas

De nos seigneurs les Ours le manger ordinaire ;

Mais j'offre ce que j'ai. » L'Ours l'accepte et d'aller.

Les voilà bons amis avant que d'arriver ;

Arrivés, les voilà se trouvant bien ensemble :

Et bien qu'on soit, à ce qu'il semble,

Beaucoup mieux seul qu'avec des sots,

Comme l'Ours en un jour ne disait pas deux mots,

L'Homme pouvait sans bruit vaquer à son ouvrage.

L'Ours allait à la chasse, apportait du gibier ;

Faisait son principal métier

D'être bon émoucheur ; écartait du visage

De son ami dormant ce parasite ailé,

Que nous avons mouche appelé.

Un jour que le Vieillard dormait d'un profond somme,

Sur le bout de son nez une allant se placer

Mit l'Ours au désespoir ; il eut beau la chasser.

« Je t'attraperai bien, dit-il, et voici comme. »

Aussitôt fait que dit : le fidèle émoucheur

Vous empoigne un pavé, le lance avec raideur,

Casse la tête à l'Homme en écrasant la mouche ;

Et non moins bon archer que mauvais raisonneur,

Raide mort étendu sur la place il le couche.

Rien n'est si dangereux qu'un ignorant ami ;

Mieux vaudrait un sage ennemi.


Jean de La Fontaine (Livre VIII, 10 : 1668-1694)


Les Obsèques de la Lionne

La femme du Lion mourut ;

Aussitôt chacun accourut

Pour s'acquitter envers le Prince

De certains compliments de consolation,

Qui sont surcroît d'affliction.

Il fit avertir sa province

Que les obsèques se feraient

Un tel jour, en tel lieu ; ses prévôts y seraient

Pour régler la cérémonie,

Et pour placer la compagnie.

Jugez si chacun s'y trouva.

Le Prince aux cris s'abandonna,

Et tout son antre en résonna :

Les lions n'ont point d'autre temple.

On entendit, à son exemple,

Rugir en leurs patois messieurs les Courtisans.

Je définis la cour un pays où les gens

Tristes, gais, prêts à tout, à tout indifférents,

Sont ce qu'il plaît au prince, ou, s'ils ne peuvent l'être,

Tâchent au moins de le paraître.

Peuple caméléon, peuple singe du maître ;

On dirait qu'un esprit anime mille corps ;

C'est bien là que les gens sont de simples ressorts.

Pour revenir à notre affaire,

Le Cerf ne pleura point. Comment eût-il pu faire ?

Cette mort le vengeait : la reine avait jadis

Étranglé sa femme et son fils.

Bref, il ne pleura point. Un flatteur l'alla dire,

Et soutint qu'il l'avait vu rire.

La colère du Roi, comme dit Salomon,

Est terrible, et surtout celle du Roi Lion ;

Mais ce Cerf n'avait pas accoutumé de lire.

Le Monarque lui dit : « Chétif hôte des bois

Tu ris, tu ne suis pas ces gémissantes voix.

Nous n'appliquerons point sur tes membres profanes

Nos sacrés ongles ; venez, Loups,

Vengez la Reine ; immolez tous

Ce traître à ses augustes mânes.

Le Cerf reprit alors : « Sire, le temps de pleurs

Est passé ; la douleur est ici superflue.

Votre digne moitié, couchée entre des fleurs,

Tout près d'ici m'est apparue ;

Et je l'ai d'abord reconnue.

« Ami, m'a-t-elle dit, garde que ce convoi,

« Quand je vais chez les Dieux, ne t'oblige à des larmes.

« Aux Champs-Élysiens j'ai goûté mille charmes,

« Conversant avec ceux qui sont saints comme moi.

« Laisse agir quelque temps le désespoir du Roi :

« J'y prends plaisir. » À peine on eut ouï la chose,

Qu'on se mit à crier : Miracle ! Apothéose !

Le Cerf eut un présent, bien loin d'être puni.

Amusez les rois par des songes,

Flattez-les, payez-les d'agréables mensonges :

Quelque indignation dont leur coeur soit rempli,

Ils goberont l'appât ; vous serez leur ami.


Jean de La Fontaine (Livre VIII, 14 : 1668-1694)


Le Lion amoureux

Sévigné, de qui les attraits

Servent aux grâces de modèle,

Et qui naquîtes toute belle,

À votre indifférence près,

Pourriez-vous être favorable

Aux jeux innocents d'une Fable ?

Et voir sans vous épouvanter,

Un Lion qu'amour sut dompter ?

Amour est un étrange maître.

Heureux qui peut ne le connaître

Que par récit, lui ni ses coups !

Quand on en parle devant vous,

Si la vérité vous offense,

La Fable au moins se peut souffrir.

Celle-ci prend bien l'assurance

De venir à vos pieds s'offrir,

Par zèle et par reconnaissance.

Du temps que les bêtes parlaient

Les Lions entre autres voulaient

Être admis dans notre alliance.

Pourquoi non ? puisque leur engeance

Valait la nôtre en ce temps-là,

Ayant courage, intelligence,

Et belle hure outre cela.

Voici comment il en alla.

Un Lion de haut parentage

En passant par un certain pré,

Rencontra Bergère à son gré.

Il la demande en mariage.

Le père aurait fort souhaité

Quelque gendre un peu moins terrible.

La donner lui semblait bien dur ;

La refuser n'était pas sûr.

Même un refus eût fait possible,

Qu'on eût vu quelque beau matin

Un mariage clandestin.

Car outre qu'en toute manière

La belle était pour les gens fiers ;

Fille se coiffe volontiers

D'amoureux à longue crinière.

Le Père donc ouvertement

N'osant renvoyer notre amant,

Lui dit : Ma fille est délicate ;

Vos griffes la pourront blesser

Quand vous voudrez la caresser.

Permettez donc qu'à chaque patte

On vous les rogne ; et pour les dents,

Qu'on vous les lime en même temps.

Vos baisers en seront moins rudes

Et pour vous plus délicieux ;

Car ma fille y répondra mieux

Étant sans ces inquiétudes.

Le Lion consent à cela

Tant son âme était aveuglée.

Sans dents ni griffes le voilà

Comme place démantelée.

On lâcha sur lui quelques chiens,

Il fit fort peu de résistance.

Amour, amour, quand tu nous tiens,

On peut bien dire, Adieu prudence.


Jean de La Fontaine (Livre IV, 1 : 1668-1694)


Le Mulet se vantant de sa généalogie

Le Mulet d'un prélat se piquait de noblesse,

Et ne parlait incessamment

Que de sa mère la Jument,

Dont il contait mainte prouesse.

Elle avait fait ceci, puis avait été là.

Son fils prétendait pour cela

Qu'on le dût mettre dans l'Histoire.

Il eût cru s'abaisser servant un médecin.

Étant devenu vieux, on le mit au moulin ;

Son père l'Âne alors lui revint en mémoire.

Quand le malheur ne serait bon

Qu'à mettre un sot à la raison,

Toujours serait-ce à juste cause

Qu'on le dit bon à quelque chose.


Jean de La Fontaine (Livre VI, 7 : 1668-1694)


Le Chien qui lâche sa proie pour l'ombre

Chacun se trompe ici-bas :

On voit courir après l'ombre

Tant de fous qu'on n'en sait pas

La plupart du temps le nombre.

Au Chien dont parle Ésope il faut les renvoyer.

Ce Chien, voyant sa proie en l'eau représentée,

La quitta pour l'image, et pensa se noyer.

La rivière devint tout d'un coup agitée ;

À toute peine il regagna les bords,

Et n'eut ni l'ombre ni le corps.


Jean de La Fontaine (Livre VI, 17 : 1668-1694)


Le Loup et l'Agneau

La raison du plus fort est toujours la meilleure.

Nous l'allons montrer tout à l'heure.

Un Agneau se désaltérait

Dans le courant d'une onde pure.

Un Loup survient à jeun qui cherchait aventure,

Et que la faim en ces lieux attirait.

Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage ?

Dit cet animal plein de rage :

Tu seras châtié de ta témérité.

Sire, répond l'Agneau, que votre Majesté

Ne se mette pas en colère ;

Mais plutôt qu'elle considère

Que je me vas désaltérant

Dans le courant,

Plus de vingt pas au-dessous d'elle ;

Et que par conséquent en aucune façon

Je ne puis troubler sa boisson.

Tu la troubles, reprit cette bête cruelle,

Et je sais que de moi tu médis l'an passé.

Comment l'aurais-je fait si je n'étais pas né ?

Reprit l'Agneau, je tète encor ma mère,

Si ce n'est toi, c'est donc ton frère :

Je n'en ai point. C'est donc quelqu'un des tiens :

Car vous ne m'épargnez guère,

Vous, vos bergers, et vos chiens.

On me l'a dit : il faut que je me venge.

Là-dessus au fond des forêts

Le Loup l'emporte, et puis le mange,

Sans autre forme de procès.


Jean de La Fontaine (Livre I, 10 : 1668-1694)


Le Loup et le Chien

Un Loup n'avait que les os et la peau,

Tant les Chiens faisaient bonne garde.

Ce Loup rencontre un Dogue aussi puissant que beau ;

Gras, poli, qui s'était fourvoyé par mégarde.

L'attaquer, le mettre en quartiers,

Sire Loup l'eût fait volontiers.

Mais il fallait livrer bataille ;

Et le Mâtin était de taille

A se défendre hardiment.

Le Loup donc l'aborde humblement,

Entre en propos, et lui fait compliment

Sur son embonpoint qu'il admire :

Il ne tiendra qu'à vous, beau Sire,

D'être aussi gras que moi, lui repartit le Chien.

Quittez les bois, vous ferez bien :

Vos pareils y sont misérables,

Cancres, hères, et pauvres diables,

Dont la condition est de mourir de faim.

Car quoi ? Rien d'assuré ; point de franche lippée ;

Tout à la pointe de l'épée.

Suivez-moi ; vous aurez bien un meilleur destin.

Le Loup reprit : Que me faudra-t-il faire ?

Presque rien, dit le Chien, donner la chasse aux gens

Portants bâtons, et mendiants ;

Flatter ceux du logis ; à son Maître complaire ;

Moyennant quoi votre salaire

Sera force reliefs de toutes les façons ;

Os de poulets, os de pigeons :

Sans parler de mainte caresse.

Le Loup déjà se forge une félicité

Qui le fait pleurer de tendresse.

Chemin faisant il vit le col du Chien pelé.

Qu'est-ce là, lui dit-il ? Rien. Quoi rien ? Peu de chose.

Mais encor ? Le collier dont je suis attaché

De ce que vous voyez est peut-être la cause.

Attaché ? dit le Loup, vous ne courez donc pas

Où vous voulez ? Pas toujours ; mais qu'importe ?

Il importe si bien, que de tous vos repas

Je ne veux en aucune sorte ;

Et ne voudrais pas même à ce prix un trésor.

Cela dit, Maître Loup s'enfuit, et court encore.


Jean de La Fontaine (Livre I, 5 : 1668-1694)


L'Enfant et le Maître d'école

Dans ce récit je prétends faire voir

D'un certain sot la remontrance vaine.

Un jeune enfant dans l'eau se laissa choir,

En badinant sur les bords de la Seine.

Le Ciel permit qu'un saule se trouva

Dont le branchage, après Dieu, le sauva.

S'étant pris, dis-je, aux branches de ce saule ;

Par cet endroit passe un Maître d'école.

L'Enfant lui crie : Au secours, je péris.

Le Magister se tournant à ses cris,

D'un ton fort grave à contre-temps s'avise

De le tancer. Ah le petit babouin !

Voyez, dit-il, où l'a mis sa sotise !

Et puis prenez de tels fripons le soin.

Que les parents sont malheureux, qu'il faille

Toujours veiller à semblable canaille !

Qu'ils ont de maux, et que je plains leur sort !

Ayant tout dit, il mit l'enfant à bord.

Je blâme ici plus de gens qu'on ne pense.

Tout babillard, tout censeur, tout pédant,

Se peut connaître au discours que j'avance :

Chacun des trois fait un peuple fort grand ;

Le Créateur en a béni l'engeance.

En toute affaire ils ne font que songer

Aux moyens d'exercer leur langue.

Hé, mon ami, tire-moi de danger :

Tu feras après ta harangue.


Jean de La Fontaine (Livre I, 19 : 1668-1694)


La Lice et sa Compagne

Une Lice étant sur son terme,

Et ne sachant où mettre un fardeau si pressant,

Fait si bien qu'à la fin sa Compagne consent,

De lui prêter sa hutte, où la Lice s'enferme.

Au bout de quelque temps sa Compagne revient.

La Lice lui demande encore une quinzaine.

Ses petits ne marchaient, disait-elle, qu'à peine.

Pour faire court, elle l'obtient.

Ce second terme échu, l'autre lui redemande

Sa maison, sa chambre, son lit.

La Lice cette fois montre les dents, et dit :

Je suis prête à sortir avec toute ma bande,

Si vous pouvez nous mettre hors.

Ses enfants étaient dejà forts.

Ce qu'on donne aux méchants, toujours on le regrette.

Pour tirer d'eux ce qu'on leur prête,

Il faut que l'on en vienne aux coups ;

Il faut plaider, il faut combattre.

Laissez-leur prendre un pied chez vous,

Ils en auront bientôt pris quatre.


Jean de La Fontaine (Livre II, 7 : 1668-1694)


L'Âne chargé d'éponges et l'Âne chargé de sel

Un Ânier, son Sceptre à la main,

Menait en Empereur Romain

Deux Coursiers à longues oreilles.

L'un d'éponges chargé marchait comme un Courrier ;

Et l'autre se faisant prier

Portait, comme on dit, les bouteilles.

Sa charge était de sel. Nos gaillards pèlerins

Par monts, par vaux, et par chemins

Au gué d'une rivière à la fin arrivèrent,

Et fort empêchés se trouvèrent.

L'Ânier, qui tous les jours traversait ce gué-là,

Sur l'Âne à l'éponge monta,

Chassant devant lui l'autre bête,

Qui voulant en faire à sa tête

Dans un trou se précipita,

Revint sur l'eau, puis échappa :

Car au bout de quelques nagées

Tout son sel se fondit si bien,

Que le Baudet ne sentit rien

Sur ses épaules soulagées.

Camarade Épongier prit exemple sur lui,

Comme un Mouton qui va dessus la foi d'autrui.

Voilà mon Âne à l'eau, jusqu'au col il se plonge

Lui, le Conducteur, et l'Éponge.

Tous trois burent d'autant ; l'Ânier et le Griffon

Firent à l'éponge raison.

Celle-ci devint si pesante,

Et de tant d'eau s'emplit d'abord,

Que l'Âne succombant ne put gagner le bord.

L'Ânier l'embrassait dans l'attente

D'une prompte et certaine mort.

Quelqu'un vint au secours : qui ce fut, il n'importe ;

C'est assez qu'on ait vu par là qu'il ne faut point

Agir chacun de même sorte.

J'en voulais venir à ce point.


Jean de La Fontaine (Livre II, 10 : 1668-1694)


Conseil tenu par les Rats

Un Chat nommé Rodilardus,

Faisait de Rats telle déconfiture,

Que l'on n'en voyait presque plus,

Tant il en avait mis dedans la sépulture.

Le peu qu'il en restait n'osant quitter son trou,

Ne trouvait à manger que le quart de son sou ;

Et Rodilard passait chez la gent misérable,

Non pour un Chat, mais pour un Diable.

Or un jour qu'au haut et au loin

Le galant alla chercher femme ;

Pendant tout le sabbat qu'il fit avec sa Dame,

Le demeurant des Rats tint Chapitre en un coin

Sur la nécessité présente.

Dès l'abord leur Doyen, personne fort prudente,

Opina qu'il fallait, et plus tôt que plus tard,

Attacher un grelot au cou de Rodilard ;

Qu'ainsi quand il irait en guerre,

De sa marche avertis ils s'enfuiraient sous terre.

Qu'il n'y savait que ce moyen.

Chacun fut de l'avis de Monsieur le Doyen,

Chose ne leur parut à tous plus salutaire.

La difficulté fut d'attacher le grelot.

L'un dit : Je n'y vais point, je ne suis pas si sot :

L'autre, Je ne saurais. Si bien que sans rien faire

On se quitta. J'ai maints Chapitres vus,

Qui pour néant se sont ainsi tenus ;

Chapitres, non de Rats, mais Chapitres de Moines,

Voire Chapitres de Chanoines.

Ne faut-il que délibérer ?

La Cour en Conseillers foisonne ;

Est-il besoin d'exécuter ?

L'on ne rencontre plus personne.


Jean de La Fontaine (Livre II, 2 : 1668-1694)


Les Grenouilles qui demandent un roi

Les Grenouilles, se lassant

De l'état démocratique,

Par leurs clameurs firent tant

Que Jupin les soumit au pouvoir monarchique.

Il leur tomba du ciel un Roi tout pacifique :

Ce Roi fit toutefois un tel bruit en tombant,

Que la gent marécageuse,

Gent fort sotte et fort peureuse,

S'alla cacher sous les eaux,

Dans les joncs, dans les roseaux,

Dans les trous du marécage,

Sans oser de longtemps regarder au visage

Celui qu'elles croyaient être un géant nouveau ;

Or c'était un soliveau,

De qui la gravité fit peur à la première

Qui, de le voir s'aventurant,

Osa bien quitter sa tanière.

Elle approcha, mais en tremblant.

Une autre la suivit, une autre en fit autant,

Il en vint une fourmilière ;

Et leur troupe à la fin se rendit familière

Jusqu'à sauter sur l'épaule du Roi.

Le bon Sire le souffre, et se tient toujours coi.

Jupin en a bientôt la cervelle rompue.

« Donnez-nous, dit ce peuple, un Roi qui se remue. »

Le Monarque des Dieux leur envoie une Grue,

Qui les croque, qui les tue,

Qui les gobe à son plaisir,

Et Grenouilles de se plaindre ;

Et Jupin de leur dire : « Eh quoi ! votre désir

À ses lois croit-il nous astreindre ?

Vous auriez dû premièrement

Garder votre gouvernement ;

Mais, ne l'ayant pas fait, il vous devait suffire

Que votre premier Roi fût débonnaire et doux :

De celui-ci contentez-vous,

De peur d'en rencontrer un pire. »


Jean de La Fontaine (Livre III, 4 : 1668-1694)


L'Aigle, la Laie et la Chatte

L'Aigle avait ses petits au haut d'un arbre creux.

La Laie au pied, la Chatte entre les deux ;

Et sans s'incommoder, moyennant ce partage,

Mères et nourrissons faisaient leur tripotage.

La Chatte détruisit par sa fourbe l'accord.

Elle grimpa chez l'Aigle, et lui dit : « Notre mort

(Au moins de nos enfants, car c'est tout un aux mères)

Ne tardera possible guères.

Voyez-vous à nos pieds fouir incessamment

Cette maudite Laie, et creuser une mine ?

C'est pour déraciner le chêne assurément,

Et de nos nourrissons attirer la ruine.

L'arbre tombant, ils seront dévorés :

Qu'ils s'en tiennent pour assurés.

S'il m'en restait un seul, j'adoucirais ma plainte. »

Au partir de ce lieu, qu'elle remplit de crainte,

La perfide descend tout droit

À l'endroit

Où la Laie était en gésine.

« Ma bonne amie et ma voisine,

Lui dit-elle tout bas, je vous donne un avis :

L'Aigle, si vous sortez, fondra sur vos petits :

Obligez-moi de n'en rien dire ;

Son courroux tomberait sur moi. »

Dans cette autre famille ayant semé l'effroi,

La Chatte en son trou se retire.

L'Aigle n'ose sortir, ni pourvoir aux besoins

De ses petits ; la Laie encore moins :

Sottes de ne pas voir que le plus grand des soins,

Ce doit être celui d'éviter la famine.

À demeurer chez soi l'une et l'autre s'obstine

Pour secourir les siens dedans l'occasion :

L'oiseau royal, en cas de mine,

La Laie, en cas d'irruption.

La faim détruisit tout : il ne resta personne.

De la gent marcassine et de la gent aiglonne,

Qui n'allât de vie à trépas :

Grand renfort pour messieurs les Chats.

Que ne sait point ourdir une langue traîtresse

Par sa pernicieuse adresse !

Des malheurs qui sont sortis

De la boîte de Pandore,

Celui qu'à meilleur droit tout l'Univers abhorre,

C'est la fourbe, à mon avis.


Jean de La Fontaine (Livre III, 6 : 1668-1694)


Le Geai paré des plumes du Paon

Un Paon muait ; un Geai prit son plumage ;

Puis après se l'accommoda ;

Puis parmi d'autres Paons tout fier se panada,

Croyant être un beau personnage.

Quelqu'un le reconnut : il se vit bafoué,

Berné, sifflé, moqué, joué,

Et par messieurs les Paons plumé d'étrange sorte ;

Même vers ses pareils s'étant réfugié,

Il fut par eux mis à la porte.

Il est assez de geais à deux pieds comme lui,

Qui se parent souvent des dépouilles d'autrui,

Et que l'on nomme plagiaires.

Je m'en tais ; et ne veux leur causer nul ennui :

Ce ne sont pas là mes affaires.


Jean de La Fontaine (Livre IV, 9 : 1668-1694)


La Grenouille et le Rat

Tel, comme dit Merlin, cuide engeigner autrui,

Qui souvent s'engeigne soi-même.

J'ai regret que ce mot soit trop vieux aujourd'hui ;

Il m'a toujours semblé d'une énergie extrême.

Mais afin d'en venir au dessein que j'ai pris,

Un Rat plein d'embonpoint, gras, et des mieux nourris,

Et qui ne connaissait l'avent ni le carême,

Sur le bord d'un marais égayait ses esprits.

Une Grenouille approche, et lui dit en sa langue :

« Venez me voir chez moi, je vous ferai festin. »

Messire Rat promit soudain :

Il n'était pas besoin de plus longue harangue.

Elle allégua pourtant les délices du bain,

La curiosité, le plaisir du voyage,

Cent raretés à voir le long du marécage :

Un jour il conterait à ses petits-enfants

Les beautés de ces lieux, les mœurs des habitants,

Et le gouvernement de la chose publique Aquatique.

Un point sans plus tenait le galant empêché :

Il nageait quelque peu ; mais il fallait de l'aide.

La Grenouille à cela trouve un très bon remède :

Le Rat fut à son pied par la patte attaché ;

Un brin de jonc en fit l'affaire.

Dans le marais entrés, notre bonne commère

S'efforce de tirer son hôte au fond de l'eau,

Contre le droit des gens, contre la foi jurée ;

Prétend qu'elle en fera gorge chaude et curée ;

C'était, à son avis, un excellent morceau.

Déjà dans son esprit la galante le croque.

Il atteste les Dieux ; la perfide s'en moque.

Il résiste ; elle tire. En ce combat nouveau,

Un Milan, qui dans l'air planait, faisait la ronde,

Voit d'en haut le pauvret se débattant sur l'onde.

Il fond dessus, l'enlève, et, par même moyen,

La Grenouille et le lien.

Tout en fut ; tant et si bien,

Que de cette double proie

L'oiseau se donne au cœur joie,

Ayant, de cette façon

À souper chair et poisson.

La ruse la mieux ourdie

Peut nuire à son inventeur ;

Et souvent la perfidie

Retourne sur son auteur.


Jean de La Fontaine (Livre IV, 11 : 1668-1694)


Printemps

Tout est lumière, tout est joie.

L'araignée au pied diligent

Attache aux tulipes de soie

Les rondes dentelles d'argent.

La frissonnante libellule

Mire les globes de ses yeux

Dans l'étang splendide où pullule

Tout un monde mystérieux.

La rose semble, rajeunie,

S'accoupler au bouton vermeil

L'oiseau chante plein d'harmonie

Dans les rameaux pleins de soleil.

Sous les bois, où tout bruit s'émousse,

Le faon craintif joue en rêvant :

Dans les verts écrins de la mousse,

Luit le scarabée, or vivant.

La lune au jour est tiède et pâle

Comme un joyeux convalescent;

Tendre, elle ouvre ses yeux d'opale

D'où la douceur du ciel descend !

Tout vit et se pose avec grâce,

Le rayon sur le seuil ouvert,

L'ombre qui fuit sur l'eau qui passe,

Le ciel bleu sur le coteau vert !

La plaine brille, heureuse et pure;

Le bois jase ; l'herbe fleurit.

- Homme ! ne crains rien ! la nature

Sait le grand secret, et sourit.


Victor Hugo (1802-1885)


La mort du loup

J'ai reposé mon front sur mon fusil sans poudre,

Me prenant à penser, et n'ai pu me résoudre

A poursuivre sa Louve et ses fils qui, tous trois,

Avaient voulu l'attendre, et, comme je le crois,

Sans ses deux louveteaux la belle et sombre veuve

Ne l'eût pas laissé seul subir la grande épreuve ;

Mais son devoir était de les sauver, afin

De pouvoir leur apprendre à bien souffrir la faim,

A ne jamais entrer dans le pacte des villes

Que l'homme a fait avec les animaux serviles

Qui chassent devant lui, pour avoir le coucher,

Les premiers possesseurs du bois et du rocher.


Hélas ! ai-je pensé, malgré ce grand nom d'Hommes,

Que j'ai honte de nous, débiles que nous sommes !

Comment on doit quitter la vie et tous ses maux,

C'est vous qui le savez, sublimes animaux !

A voir ce que l'on fut sur terre et ce qu'on laisse

Seul le silence est grand ; tout le reste est faiblesse.

- Ah ! je t'ai bien compris, sauvage voyageur,

Et ton dernier regard m'est allé jusqu'au coeur !

Il disait : " Si tu peux, fais que ton âme arrive,

A force de rester studieuse et pensive,

Jusqu'à ce haut degré de stoïque fierté

Où, naissant dans les bois, j'ai tout d'abord monté.

Gémir, pleurer, prier est également lâche.

Fais énergiquement ta longue et lourde tâche

Dans la voie où le Sort a voulu t'appeler,

Puis après, comme moi, souffre et meurs sans parler. "


Alfred de Vigny (1797-1863)


Les destinées

Et le choeur descendit vers sa proie éternelle

Afin d'y ressaisir sa domination

Sur la race timide, incomplète et rebelle.


On entendit venir la sombre Légion

Et retomber les pieds des femmes inflexibles,

Comme sur nos caveaux tombe un cercueil de plomb.


Chacune prit chaque homme en ses mains invisibles.

- Mais, plus forte à présent, dans ce sombre duel,

Notre âme en deuil combat ces Esprits impassibles.


Nous soulevons parfois leur doigt faux et cruel.

La Volonté transporte à des hauteurs sublimes

Notre front éclairé par un rayon du ciel.


Cependant sur nos caps, sur nos rocs, sur nos cimes,

Leur doigt rude et fatal se pose devant nous,

Et, d'un coup, nous renverse au fond des noirs abîmes.


Oh ! dans quel désespoir nous sommes encor tous !

Vous avez élargi le COLLIER qui nous lie,

Mais qui donc tient la chaîne ? - Ah ! Dieu juste, est-ce vous ?


Arbitre libre et fier des actes de sa vie,

Si notre coeur s'entr'ouvre au parfum des vertus,

S'il s'embrase à l'amour, s'il s'élève au génie,


Que l'ombre des Destins, Seigneur, n'oppose plus

A nos belles ardeurs une immuable entrave,

A nos efforts sans fin des coups inattendus !


O sujet d'épouvante à troubler le plus brave !

Questions sans réponse où vos Saints se sont tus !

O mystère ! ô tourment de l'âme forte et grave !


Notre mot éternel est-il : C'ÉTAIT ECRIT ?

- SUR LE LIVRE DE DIEU, dit l'Orient esclave ;

Et l'Occident répond : - SUR LE LIVRE DU CHRIST.


Alfred de Vigny (1797-1863)


Mignonne, allons voir si la rose

A Cassandre


Mignonne, allons voir si la rose

Qui ce matin avoit desclose

Sa robe de pourpre au Soleil,

A point perdu ceste vesprée

Les plis de sa robe pourprée,

Et son teint au vostre pareil.


Las ! voyez comme en peu d'espace,

Mignonne, elle a dessus la place

Las ! las ses beautez laissé cheoir !

Ô vrayment marastre Nature,

Puis qu'une telle fleur ne dure

Que du matin jusques au soir !


Donc, si vous me croyez, mignonne,

Tandis que vostre âge fleuronne

En sa plus verte nouveauté,

Cueillez, cueillez vostre jeunesse :

Comme à ceste fleur la vieillesse

Fera ternir vostre beauté.


Pierre de Ronsard (1524-1585)


Le Rat et l'Éléphant

Se croire un personnage est fort commun en France :

On y fait l'homme d'importance,

Et l'on n'est souvent qu'un bourgeois.

C'est proprement le mal français.

La sotte vanité nous est particulière.

Les Espagnols sont vains, mais d'une autre manière :

Leur orgueil me semble, en un mot,

Beaucoup plus fou, mais pas si sot.

Donnons quelque image du nôtre

Qui sans doute en vaut bien un autre.

Un Rat des plus petits voyait un Éléphant

Des plus gros, et raillait le marcher un peu lent

De la bête de haut parage,

Qui marchait à gros équipage.

Sur l'animal à triple étage

Une sultane de renom,

Son Chien, son Chat et sa Guenon,

Son Perroquet, sa Vieille et toute sa maison,

S'en allait en pèlerinage.

Le Rat s'étonnait que les gens

Fussent touchés de voir cette pesante masse :

« Comme si d'occuper ou plus ou moins de place

Nous rendait, disait-il, plus ou moins importants !

Mais qu'admirez-vous tant en lui, vous autres hommes ?

Serait-ce ce grand corps qui fait peur aux enfants ?

Nous ne nous prisons pas, tout petits que nous sommes,

D'un grain moins que les éléphants. »

Il en aurait dit davantage ;

Mais le Chat, sortant de sa cage,

Lui fit voir en moins d'un instant

Qu'un rat n'est pas un éléphant.


Jean de La Fontaine (Livre VIII, 15 : 1668-1694)


La Tortue et les deux Canards

Une Tortue était, à la tête légère,

Qui lasse de son trou voulut voir le pays.

Volontiers on fait cas d'une terre étrangère :

Volontiers gens boiteux haïssent le logis.

Deux Canards à qui la Commère

Communiqua ce beau dessein,

Lui dirent qu'ils avaient de quoi la satisfaire :

Voyez-vous ce large chemin ?

Nous vous voiturerons par l'air en Amérique.

Vous verrez mainte République,

Maint Royaume, maint peuple ; et vous profiterez

Des différentes mœurs que vous remarquerez.

Ulysse en fit autant. On ne s'attendait guère

De voir Ulysse en cette affaire.

La Tortue écouta la proposition.

Marché fait, les oiseaux forgent une machine

Pour transporter la pèlerine.

Dans la gueule en travers on lui passe un bâton.

Serrez bien, dirent-ils ; gardez de lâcher prise :

Puis chaque Canard prend ce bâton par un bout.

La Tortue enlevée on s'étonne partout

De voir aller en cette guise

L'animal lent et sa maison,

Justement au milieu de l'un et l'autre Oison.

Miracle, criait-on ; Venez voir dans les nuës

Passer la Reine des Tortues.

La Reine : Vraiment oui ; Je la suis en effet ;

Ne vous en moquez point. Elle eût beaucoup mieux fait

De passer son chemin sans dire aucune chose ;

Car lâchant le bâton en desserrant les dents,

Elle tombe, elle crève aux pieds des regardants.

Son indiscrétion de sa perte fut cause.

Imprudence, babil, et sotte vanité,

Et vaine curiosité

Ont ensemble étroit parentage ;

Ce sont enfants tous d'un lignage.


Jean de La Fontaine (Livre X, 2 : 1668-1694)


La rumeur

Tout peut sortir d'un mot qu'en passant vous perdîtes.

Tout, la haine et le deuil! Et ne m'objectez pas

Que vos amis sont sûrs et que vous parlez bas

Écoutez bien ceci: tête-à-tête, en pantoufle,

Portes closes, chez vous, sans un témoin qui souffle,

Vous dites à l'oreille au plus mystérieux

De vos amis de cœur, ou, si vous l'aimez mieux,

Vous murmurez tout seul, croyant presque vous taire,

Dans le fond d'une cave trente pieds sous terre,

Un mot désagréable à quelque individu;

Ce mot que vous croyez qu'on n'a pas entendu,

Que vous disiez si bas dans un lieu sourd et sombre,

Court à peine lâché, part, bondit, sort, de l'ombre!

Tenez, il est dehors! Il connaît son chemin

Il marche, il a deux pieds, un bâton à la main.

De bons souliers ferrés, un passeport en règle;

Il vous échappe, il fuit, rien ne l'arrêtera.

Il suit le quai, franchit la place, et coetera,

Passe l'eau sans bateau dans la maison des crues

Et va, tout à travers un dédale de rues,

Droit chez l'individu dont vous avez parlé.

Il sait le numéro, l'étage; il a la clef,

Il monte l'escalier, ouvre la porte, passe,

Entre, arrive et, railleur, regardant l'homme en face,

Dit: "Et c'est fait. Vous avez un ennemi mortel."


Victor Hugo (1802-1885)


Le Rat qui s'est retiré du monde

Les Levantins en leur légende

Disent qu'un certain Rat las des soins d'ici-bas,

Dans un fromage de Hollande

Se retira loin du tracas.

La solitude était profonde,

S'étendant partout à la ronde.

Notre ermite nouveau subsistait là-dedans.

Il fit tant de pieds et de dents

Qu'en peu de jours il eut au fond de l'ermitage

Le vivre et le couvert : que faut-il davantage ?

Il devint gros et gras ; Dieu prodigue ses biens

A ceux qui font voeu d'être siens.

Un jour, au dévot personnage

Des députés du peuple Rat

S'en vinrent demander quelque aumône légère :

Ils allaient en terre étrangère

Chercher quelque secours contre le peuple chat ;

Ratopolis était bloquée :

On les avait contraints de partir sans argent,

Attendu l'état indigent

De la République attaquée.

Ils demandaient fort peu, certains que le secours

Serait prêt dans quatre ou cinq jours.

Mes amis, dit le Solitaire,

Les choses d'ici-bas ne me regardent plus :

En quoi peut un pauvre Reclus

Vous assister ? que peut-il faire,

Que de prier le Ciel qu'il vous aide en ceci ?

J'espère qu'il aura de vous quelque souci.

Ayant parlé de cette sorte

Le nouveau Saint ferma sa porte.

Qui désignai-je, à votre avis,

Par ce Rat si peu secourable ?


Jean de La Fontaine (Livre VII, 3 : 1668-1694)


Spleen - Les Fleurs du mal

J'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans.


Un gros meuble à tiroirs encombré de bilans,

De vers, de billets doux, de procès, de romances,

Avec de lourds cheveux roulés dans des quittances,

Cache moins de secrets que mon triste cerveau.

C'est une pyramide, un immense caveau,

Qui contient plus de morts que la fosse commune.

Je suis un cimetière abhorré de la lune,

Où comme des remords se traînent de longs vers

Qui s'acharnent toujours sur mes morts les plus chers.

Je suis un vieux boudoir plein de roses fanées,

Où gît tout un fouillis de modes surannées,

Où les pastels plaintifs et les pâles Boucher,

Seuls, respirent l'odeur d'un flacon débouché.


Rien n'égale en longueur les boiteuses journées,

Quand sous les lourds flocons des neigeuses années

L'ennui, fruit de la morne incuriosité,

Prend les proportions de l'immortalité.

Désormais tu n'es plus, ô matière vivante !

Qu'un granit entouré d'une vague épouvante,

Assoupi dans le fond d'un Sahara brumeux ;

Un vieux sphinx ignoré du monde insoucieux,

Oublié sur la carte, et dont l'humeur farouche

Ne chante qu'aux rayons du soleil qui se couche.


Charles Baudelaire (1821-1867)


Au lecteur - Les Fleurs du mal

La sottise, l'erreur, le péché, la lésine,

Occupent nos esprits et travaillent nos corps,

Et nous alimentons nos aimables remords,

Comme les mendiants nourrissent leur vermine.


Nos péchés sont têtus, nos repentirs sont lâches ;

Nous nous faisons payer grassement nos aveux,

Et nous rentrons gaiement dans le chemin bourbeux,

Croyant par de vils pleurs laver toutes nos taches.


Sur l'oreiller du mal c'est Satan Trismégiste

Qui berce longuement notre esprit enchanté,

Et le riche métal de notre volonté

Est tout vaporisé par ce savant chimiste.


C'est le Diable qui tient les fils qui nous remuent !

Aux objets répugnants nous trouvons des appas ;

Chaque jour vers l'Enfer nous descendons d'un pas,

Sans horreur, à travers des ténèbres qui puent.


Ainsi qu'un débauché pauvre qui baise et mange

Le sein martyrisé d'une antique catin,

Nous volons au passage un plaisir clandestin

Que nous pressons bien fort comme une vieille orange.


Serré, fourmillant, comme un million d'helminthes,

Dans nos cerveaux ribote un peuple de Démons,

Et, quand nous respirons, la Mort dans nos poumons

Descend, fleuve invisible, avec de sourdes plaintes.


Si le viol, le poison, le poignard, l'incendie,

N'ont pas encor brodé de leurs plaisants dessins

Le canevas banal de nos piteux destins,

C'est que notre âme, hélas! n'est pas assez hardie.


Mais parmi les chacals, les panthères, les lices,

Les singes, les scorpions, les vautours, les serpents,

Les monstres glapissants, hurlants, grognants, rampants,

Dans la ménagerie infâme de nos vices,


II en est un plus laid, plus méchant, plus immonde !

Quoiqu'il ne pousse ni grands gestes ni grands cris,

Il ferait volontiers de la terre un débris

Et dans un bâillement avalerait le monde ;


C'est l'Ennui ! L'œil chargé d'un pleur involontaire,

II rêve d'échafauds en fumant son houka.

Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat,

Hypocrite lecteur, - mon semblable, - mon frère !


Charles Baudelaire (1821-1867)


Tristesse

J'ai perdu ma force et ma vie,
Et mes amis et ma gaieté ;
J'ai perdu jusqu'à la fierté
Qui faisait croire à mon génie.

Quand j'ai connu la Vérité,
J'ai cru que c'était une amie ;
Quand je l'ai comprise et sentie,
J'en étais déjà dégoûté.

Et pourtant elle est éternelle,
Et ceux qui se sont passés d'elle
Ici-bas ont tout ignoré.

Dieu parle, il faut qu'on lui réponde.
Le seul bien qui me reste au monde
Est d'avoir quelquefois pleuré.


Alfred de Musset (1810-1857)


Le dormeur du val


C'est un trou de verdure où chante une rivière,
Accrochant follement aux herbes des haillons
D'argent ; où le soleil, de la montagne fière,
Luit : c'est un petit val qui mousse de rayons.

Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue,
Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu,
Dort ; il est étendu dans l'herbe, sous la nue,
Pâle dans son lit vert où la lumière pleut.

Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme
Sourirait un enfant malade, il fait un somme :
Nature, berce-le chaudement : il a froid.

Les parfums ne font pas frissonner sa narine ;
Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine,
Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit.


Arthur Rimbaud (1854-1891)


Je me ferai savant en la philosophie

Je me ferai savant en la philosophie,
En la mathématique et médecine aussi :
Je me ferai légiste, et d'un plus haut souci
Apprendrai les secrets de la théologie :

Du luth et du pinceau j'ébatterai ma vie,
De l'escrime et du bal. Je discourais ainsi,
Et me vantais en moi d'apprendre tout ceci,
Quand je changeai la France au séjour d'Italie.

O beaux discours humains ! Je suis venu si loin,
Pour m'enrichir d'ennui, de vieillesse et de soin,
Et perdre en voyageant le meilleur de mon âge.

Ainsi le marinier souvent pour tout trésor
Rapporte des harengs en lieu de lingots d'or,
Ayant fait, comme moi, un malheureux voyage.


Joachim Du Bellay (1522-1560)


Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage

Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage,
Ou comme cestuy-là qui conquit la toison,
Et puis est retourné, plein d'usage et raison,
Vivre entre ses parents le reste de son âge !

Quand reverrai-je, hélas, de mon petit village
Fumer la cheminée, et en quelle saison
Reverrai-je le clos de ma pauvre maison,
Qui m'est une province, et beaucoup davantage ?

Plus me plaît le séjour qu'ont bâti mes aïeux,
Que des palais Romains le front audacieux,
Plus que le marbre dur me plaît l'ardoise fine :

Plus mon Loire gaulois, que le Tibre latin,
Plus mon petit Liré, que le mont Palatin,
Et plus que l'air marin la doulceur angevine.


Joachim Du Bellay (1522-1560)


Mépris de la vie et consolation contre la mort

Mon âme, repens-toi d'avoir aimé le monde,

Et de mes yeux fais la source d'une onde

Qui touche de pitié le Monarque des rois.


Que tu serais courageuse et prompte,

Si tu voyais ta vie en déplorable compte,

Et le peu de pouvoir du mortel que tu vois.


Car tout ce que tu vois est la proie des vers,

Tout cède au monument, et tout tombe à l'envers,

Tout fuit, tout se dissout, tout meurt, tout se résout.


Les siècles, les neuf Cieux, la terre, l'eau, le vent,

Et l'esprit et l'élément, et tout ce qui s'enfuit

Ne périt point si tôt comme l'ombre de toi.


Si la mort était moins prompte à t’attraper,

Elle te montrerait bien que tout est corrompu,


Jean-Baptiste Chassignet (1571-1635)


Le Chat et un vieux Rat

J'ai lu chez un conteur de Fables,

Qu'un second Rodilard, l'Alexandre des Chats,

L'Attila, le fléau des Rats,

Rendait ces derniers misérables :

J'ai lu, dis-je, en certain auteur,

Que ce Chat exterminateur,

Vrai Cerbère, était craint une lieue à la ronde :

Il voulait de souris dépeupler tout le monde.

Les planches qu'on suspend sur un léger appui,

La mort-aux-rats, les souricières,

N'étaient que jeux au prix de lui.

Comme il voit que dans leurs tanières

Les souris étaient prisonnières,

Qu'elles n'osaient sortir, qu'il avait beau chercher,

Le galant fait le mort, et du haut d'un plancher

Se pend la tête en bas : la bête scélérate

À de certains cordons se tenait par la patte.

Le peuple des souris croit que c'est châtiment,

Qu'il a fait un larcin de rôt ou de fromage,

Égratigné quelqu'un, causé quelque dommage,

Enfin, qu'on a pendu le mauvais garnement.

Toutes, dis-je, unanimement

Se promettent de rire à son enterrement,

Mettent le nez en l'air, montrent un peu la tête,

Puis rentrent dans leurs nids à rats,

Puis ressortant font quatre pas,

Puis enfin se mettent en quête.

Mais voici bien une autre fête :

Le pendu ressuscite ; et, sur ses pieds tombant,

Attrape les plus paresseuses.

« Nous en savons plus d'un, dit-il en les gobant :

C'est tour de vieille guerre ; et vos cavernes creuses

Ne vous sauveront pas, je vous en avertis :

Vous viendrez toutes au logis. »

Il prophétisait vrai : notre maître Mitis,

Pour la seconde fois, les trompe et les affine,

Blanchit sa robe et s'enfarine,

Et, de la sorte déguisé,

Se niche et se blottit dans une huche ouverte.

Ce fut à lui bien avisé :

La gent trotte-menu s'en vient chercher sa perte.

Un Rat, sans plus, s'abstient d'aller flairer autour :

C'était un vieux routier, il savait plus d'un tour ;

Même il avait perdu sa queue à la bataille.

« Ce bloc enfariné ne me dit rien qui vaille,

S'écria-t-il de loin au général des chats.

Je soupçonne dessous encore quelque machine.

Rien ne te sert d'être farine ;

Car, quand tu serais sac, je n'approcherais pas. »

C'était bien dit à lui ; j'approuve sa prudence :

Il était expérimenté,

Et savait que la méfiance

Est mère de la sûreté.


Jean de La Fontaine (Livre III, 18 : 1668-1694)


Le Rat et l'Éléphant

Se croire un personnage est fort commun en France :

On y fait l'homme d'importance,

Et l'on n'est souvent qu'un bourgeois.

C'est proprement le mal français.

La sotte vanité nous est particulière.

Les Espagnols sont vains, mais d'une autre manière :

Leur orgueil me semble, en un mot,

Beaucoup plus fou, mais pas si sot.

Donnons quelque image du nôtre

Qui sans doute en vaut bien un autre.

Un Rat des plus petits voyait un Éléphant

Des plus gros, et raillait le marcher un peu lent

De la bête de haut parage,

Qui marchait à gros équipage.

Sur l'animal à triple étage

Une sultane de renom,

Son Chien, son Chat et sa Guenon,

Son Perroquet, sa Vieille et toute sa maison,

S'en allait en pèlerinage.

Le Rat s'étonnait que les gens

Fussent touchés de voir cette pesante masse :

« Comme si d'occuper ou plus ou moins de place

Nous rendait, disait-il, plus ou moins importants !

Mais qu'admirez-vous tant en lui, vous autres hommes ?

Serait-ce ce grand corps qui fait peur aux enfants ?

Nous ne nous prisons pas, tout petits que nous sommes,

D'un grain moins que les éléphants. »

Il en aurait dit davantage ;

Mais le Chat, sortant de sa cage,

Lui fit voir en moins d'un instant

Qu'un rat n'est pas un éléphant.


Jean de La Fontaine (Livre VIII, 15 : 1668-1694)


Le Lion amoureux

Sévigné, de qui les attraits

Servent aux grâces de modèle,

Et qui naquîtes toute belle,

À votre indifférence près,

Pourriez-vous être favorable

Aux jeux innocents d'une Fable ?

Et voir sans vous épouvanter,

Un Lion qu'amour sut dompter ?

Amour est un étrange maître.

Heureux qui peut ne le connaître

Que par récit, lui ni ses coups !

Quand on en parle devant vous,

Si la vérité vous offense,

La Fable au moins se peut souffrir.

Celle-ci prend bien l'assurance

De venir à vos pieds s'offrir,

Par zèle et par reconnaissance.

Du temps que les bêtes parlaient

Les Lions entre autres voulaient

Être admis dans notre alliance.

Pourquoi non ? puisque leur engeance

Valait la nôtre en ce temps-là,

Ayant courage, intelligence,

Et belle hure outre cela.

Voici comment il en alla.

Un Lion de haut parentage

En passant par un certain pré,

Rencontra Bergère à son gré.

Il la demande en mariage.

Le père aurait fort souhaité

Quelque gendre un peu moins terrible.

La donner lui semblait bien dur ;

La refuser n'était pas sûr.

Même un refus eût fait possible,

Qu'on eût vu quelque beau matin

Un mariage clandestin.

Car outre qu'en toute manière

La belle était pour les gens fiers ;

Fille se coiffe volontiers

D'amoureux à longue crinière.

Le Père donc ouvertement

N'osant renvoyer notre amant,

Lui dit : Ma fille est délicate ;

Vos griffes la pourront blesser

Quand vous voudrez la caresser.

Permettez donc qu'à chaque patte

On vous les rogne ; et pour les dents,

Qu'on vous les lime en même temps.

Vos baisers en seront moins rudes

Et pour vous plus délicieux ;

Car ma fille y répondra mieux

Étant sans ces inquiétudes.

Le Lion consent à cela

Tant son âme était aveuglée.

Sans dents ni griffes le voilà

Comme place démantelée.

On lâcha sur lui quelques chiens,

Il fit fort peu de résistance.

Amour, amour, quand tu nous tiens,

On peut bien dire, Adieu prudence.


Jean de La Fontaine (Livre IV, 1 : 1668-1694)